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Le numérique a fluidifié les échanges, les réseaux sociaux ont noyé les repères, l’IA générative pousse encore plus loin la mise à distance des corps et des voix. Au milieu de ce grand lissage technologique, les seniors sont renvoyés à la marge. Mauvais calcul : leur remise en selle, par la formation et la transmission, peut encore réintroduire de l’humain là où tout glisse vers l’abstraction.
L’expérience : capital trop vite abandonné
Depuis quinze ans, les organisations réorganisent, digitalisent, automatisent. Dans ce mouvement, les seniors ont souvent encaissé le choc comme une fatalité : sortie anticipée, placardisation, missions réduites à l’exécution. On a fait comme si l’expérience pesait trop lourd dans une entreprise obsédée par la vitesse. On a oublié qu’un collaborateur qui a traversé plusieurs crises, accompagné des ruptures de business, géré des équipes dans la durée, voit ce que les autres ne voient pas. Il identifie plus vite les fausses bonnes idées, les emballements nourris par les modes, les décisions dictées par les outils plutôt que par le métier. Ce regard manque cruellement dans des collectifs pilotés par indicateurs et tableaux de bord en temps réel. En laissant les seniors se retirer sans organiser la continuité, l’entreprise s’est privée de ce filtre humain qui protège de la déréalisation du travail.
Former les seniors pour les replacer au centre du jeu
Le problème n’est pas que les seniors seraient « trop vieux pour le numérique ». Le problème est que personne n’a vraiment investi dans leur remise à niveau sur les nouvelles postures de travail. On les a laissés en retrait des plateformes collaboratives, des nouveaux rituels hybrides, des espaces de prise de décision accélérée. Résultat : ils se sentent déclassés, les plus jeunes les considèrent comme périphériques, l’entreprise perd une pièce maîtresse de sa mémoire. La solution passe par une formation exigeante, ciblée sur leurs usages : manier les outils collaboratifs, maîtriser les codes des échanges en ligne, piloter des projets en environnement distribué, intervenir dans des espaces où l’IA générative fournit la première couche de contenu. Quand ces compétences sont travaillées, le senior retrouve de l’assurance, prend la parole dans les bons moments, ose recadrer une décision qui s’appuie trop docilement sur un prompt ou un tableau de bord. La formation ne sert pas à « moderniser » les seniors pour les faire ressembler aux autres ; elle sert à réactiver leur capacité d’influence dans un contexte qui a basculé.
La transmission comme antidote à la dilution du réel
Le numérique et les réseaux sociaux ont habitué tout le monde à réagir plus qu’à construire. L’IA générative accélère encore : contenus prêts à l’emploi, argumentaires standardisés, slides livrés clés en main. Dans cet environnement, la transmission de l’expérience fait figure d’acte de résistance. Un senior qui explique un geste métier, qui raconte une séquence client difficile, qui détaille les erreurs commises et les arbitrages choisis, réinstalle le réel là où les contenus génériques dominent. Il rappelle que derrière chaque procédure se cache un contexte, un rapport de force, une histoire. Organiser la transmission, ce n’est pas ajouter un module « tutorat » dans un catalogue ; c’est intégrer les seniors dans les parcours, les rituels d’onboarding, les communautés métiers. C’est les placer en co-animation de formations, en soutien d’équipes projet, en référents sur des situations à haut risque humain. Là, l’IA peut produire tous les scénarios du monde ; seule la parole d’expérience ancre les décisions dans quelque chose de tangible.
Seniors et IA générative : un contrepoids indispensable
L’IA générative s’invite partout : rédaction de mails, préparation de réunions, conception de supports, aide à la décision. Le risque est simple : le collectif finit par s’aligner sur des contenus convenables, homogènes, sans aspérités. Tout le monde s’exprime avec les mêmes tournures, les mêmes schémas, les mêmes arguments. La déshumanisation ne se voit pas d’un coup, elle s’installe doucement dans cette standardisation des idées et des mots. Les seniors, formés à ces outils mais lucides sur leurs limites, peuvent casser cette mécanique. Ils savent rappeler que certains clients ne supportent pas les réponses formatées, que certaines crises ne se règlent pas par un mail parfait mais par une présence physique, que certaines décisions doivent s’appuyer sur des signaux faibles que la machine ne traite pas. À condition de maîtriser le langage de l’IA générative, ils peuvent aussi en détourner l’usage : utiliser la machine pour préparer, structurer, vérifier, puis injecter leur propre jugement, leur propre style, leur propre mémoire des situations vécues. Ils réintroduisent de la nuance et de la responsabilité là où le réflexe serait d’avaliser la première réponse plausible.
Réhabiliter les seniors pour réhumaniser l’entreprise
Remettre les seniors au cœur de la formation et de la transmission n’a rien d’un geste symbolique. C’est une manière concrète de résister à l’entreprise désincarnée qui se profile, gouvernée par des flux de données, des contenus générés en série, des échanges réduits à des notifications. En ouvrant à ces collaborateurs expérimentés des trajectoires de développement réelles, en leur confiant un rôle explicite de passeurs, en les exposant aux enjeux des transformations numériques plutôt qu’en les tenant à distance, l’organisation se donne une chance de rester habitable. Les dispositifs de formation peuvent orchestrer ce mouvement : repérer les seniors clés, construire avec eux des séquences de transmission, créer des binômes intergénérationnels, installer des espaces où l’IA n’éteint pas la conversation mais la prépare. À ce prix, l’entreprise ne se contente pas d’ajouter une ligne « seniors » dans sa politique RH. Elle s’offre une ressource rare : des femmes et des hommes capables de maintenir du relief, du lien, du sens dans un environnement que les technologies tendent à lisser.
Michel Diaz
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